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Employeur domicilié dans un Etat tiers et règlement Bruxelles I bis (F. Jault-Seseke – ECJ, 20 October 2022, C-604/20)

En matière de contrat de travail, lorsque l’employeur n’est pas domicilié sur le territoire d’un État membre, il est possible de l’attraire devant la juridiction d’un Etat membre si le travail est habituellement accompli dans le ressort de cette juridiction. A défaut, il reste possible de fonder la compétence d’une juridiction d’un Etat membre sur les règles de compétence nationales de cet Etat. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, troisième chambre, 20 oct. 2022, affaire C‑604/20, ROI Land Investments Ltd contre FD), quelques mois après la Cour de cassation française (v. infra) l’admet.

La section 5 du règlement Bruxelles I bis, consacrée aux règles de compétence propres au contrat de travail, qui regroupe les articles 20 à 23, constitue une section autonome, c’est-à-dire un système de compétence fermé : les parties ne peuvent se prévaloir que des règles qui y figurent. Néanmoins, l’article 20 prend soin de réserver l’application de trois dispositions, celles des articles 6, 7 § 5 et 8 § 1, qui permettent chacune d’élargir l’option de compétence offerte au travailleur. Le jeu de l’article 6 était inédit.  

Pour mémoire, l’article 6 du règlement Bruxelles I bis prévoit : « 1. Si le défendeur n’est pas domicilié sur le territoire d’un État membre, la compétence est, dans chaque État membre, réglée par la loi de cet État membre, sous réserve de l’application de l’article 18, paragraphe 1, de l’article 21, paragraphe 2, et des articles 24 et 25. 2. Toute personne, quelle que soit sa nationalité, qui est domicilié[e] sur le territoire d’un État membre, peut, comme les ressortissants de cet État membre, invoquer dans cet État membre contre ce défendeur les règles de compétence qui y sont en vigueur […] »

La question préjudicielle posée à la CJUE avait trait à un litige original. Un travailleur domicilié en Allemagne où il effectuait son travail réclamait à son ancien employeur, une société établie au Canada, le paiement de sommes dues par son nouvel employeur, une société suisse, aujourd’hui en situation d’insolvabilité. Cette dernière avait été créée par le premier employeur pour servir de coquille à l’activité du travailleur. Le paiement de la rémunération due au travailleur par le nouvel employeur était garanti par le précédent employeur. La demande fut portée devant le tribunal du travail de Stuttgart, où se trouvait le lieu d’accomplissement habituel du travail. Saisi d’un pourvoi en cassation, le Bundesarbeitsgericht (la Cour fédérale du travail) s’interrogea notamment sur la compétence des juridictions allemandes. La réponse dépendait du point de savoir si le litige qui oppose un travailleur à une personne qui n’est plus son employeur est susceptible d’entrer dans le champ d’application des règles de compétence propres au contrat de travail. Mais la Cour fédérale du travail demanda également à la CJUE, sans que l’on puisse percevoir clairement la pertinence de la question, si l’article 21 § 2 prive le juge de la possibilité d’appliquer ses règles nationales pour apprécier sa compétence. L’occasion était ainsi donnée à la CJUE de préciser l’articulation en matière de compétence juridictionnelle entre les règles protectrices du travailleur du règlement Bruxelles I bis et les règles nationales.

Dans un premier temps, la CJUE confirme son interprétation souple de la notion de relation de travail, caractérisée par l’existence d’un lien de subordination, ce qui corrélativement lui permet d’appréhender la notion d’employeur sans s’enfermer dans des catégories rigides. Elle rappelle d’abord qu’il n’est pas nécessaire qu’un contrat de travail formel ait été conclu. Elle indique ensuite que « la circonstance qu’une société {…} s’est bornée à conclure un accord de garantie avec un travailleur ne saurait suffire à exclure d’emblée que ce travailleur se soit trouvé dans un lien de subordination par rapport à cette société » (point 33). De façon plus détaillée, elle laisse entendre que le fait que l’accord de garantie ait été la condition de la conclusion du nouveau contrat de travail, d’abord, la détention du nouvel employeur par la société, qui de surcroit est l’ancien employeur, ensuite, et l’identité du travail effectué pour les deux employeurs successifs, enfin, sont révélateurs de la survie d’un lien de subordination (point 35). Bien que la CJUE n’en utilise pas le terme, la figure du co-emploi apparaît en filigrane de cet arrêt. Concrètement, la caractérisation de la situation de co-emploi permettrait au travailleur de saisir la juridiction du lieu où il accomplissait son travail à l’encontre de l’un ou l’autre de ses employeurs. La compétence de la juridiction allemande à l’encontre de la société canadienne serait alors acquise.

Dans un second temps, et pour répondre à une autre question préjudicielle, la CJUE est amenée à préciser la portée de l’exception qui figure à l’article 6 du règlement Bruxelles I bis.

A l’autonomie de la section 5 au sein du règlement, rappelée ci-dessus, s’ajoute l’autonomie du règlement lui-même qui empêche les parties de se prévaloir des règles de compétence existant dans les lois nationales lorsqu’une disposition du règlement permet de retenir la compétence d’une juridiction d’un Etat membre. L’exclusivité des règles de compétence que le règlement énonce, lorsque le défendeur est domicilié sur le territoire d’un Etat membre, est affirmée à l’article 5 § 1 du règlement. La solution vaut y compris pour les règles de compétence propres au contrat de travail. La Cour de justice l’a, l’an passé, rappelé dans une hypothèse où l’application des règles nationales de compétence aurait été favorable au travailleur (CJUE 25 février 2021, aff. C‑804/19 BU / Markt24 GmbH ). De la même façon que la règle de conflit de lois du règlement Rome 1 ne doit pas nécessairement être mise en œuvre pour parvenir à la désignation de la loi la plus favorable au salarié (CJUE 12 sept. 2013, Schlecker, aff. C-64/12), le système de compétence mis en place par le règlement Bruxelles I bis suffit à assurer la protection juridictionnelle du travailleur et il n’est pas nécessaire de le compléter au moyen de règles nationales. Il apparaissait ainsi clairement que l’application des règles nationales n’est possible que les règles de compétence énoncées par le Règlement sont elles-mêmes inapplicables.

Mais qu’en est-il lorsque précisément ces dernières règles ne permettent pas aux juridictions d’un Etat membre de se reconnaître compétentes ? L’article 6 § 1 du règlement apporte une réponse en prévoyant l’application des règles nationales à titre résiduel, lorsque le défendeur n’est pas domicilié dans l’Union européenne. Cette disposition qui réserve le jeu de l’article 21 § 2, tout comme celui de l’article 18 § 1, qui lui concerne l’action du consommateur comporte une ambigüité. Faut-il y lire que l’article 21 § 2 supplante les règles nationales ou bien qu’il s’y ajoute ?

La CJUE choisit la seconde branche de l’alternative. Ella admet la possibilité d’appliquer les règles nationales en dépit du caractère universel des règles de compétence du règlement Bruxelles 1 bis en matière de contrat de travail. Elle affirme que « lorsque la compétence des juridictions d’un État membre ne découle pas d’une disposition spécifique du règlement no 1215/2012 visée à son article 6, paragraphe 1, tel que l’article 21 de celui-ci, les États membres demeurent libres, conformément à l’article 6, paragraphe 1, de ce règlement, d’appliquer leur réglementation nationale pour déterminer la compétence judiciaire ». En l’espèce, l’affirmation relève de l’obiter dictum : le lieu d’accomplissement du travail étant en Allemagne, le travailleur n’avait pas besoin du soutien des règles de compétence internationale allemandes pour pouvoir attraire en Allemagne son éventuel employeur canadien. Il lui suffisait de mettre en œuvre l’article 21 § 1, b, i) auquel renvoie l’article 21 § 2.

En privilégiant l’interprétation qui consiste à permettre au travailleur qui attrait en justice son employeur domicilié dans un Etat tiers d’utiliser tant les critères de compétence de l’article 21 que ceux prévus par les règles nationales, lorsque les critères de l’article 21 ne désigne pas une juridiction d’un Etat membre, la CJUE s’emploie à garantir au travailleur un accès au juge

La possibilité ouverte au travailleur de se prévaloir des règles nationales ne sera mise en œuvre que dans de rares hypothèses, puisqu’il faut, d’une part, que l’employeur n’ait pas de domicile sur le territoire d’un Etat membre de l’UE (or l’article 20 § 2 permet de localiser ce domicile très souplement dans l’UE) ; et, d’autre part, que le lieu d’exécution habituelle du travail, lui aussi entendu souplement, voire l’établissement d’embauche, ne soit pas situé dans l’Union européenne. Il est encore nécessaire que les règles nationales comportent un critère de compétence qui ne se confond pas avec ceux retenus par le Règlement Bruxelles I bis. Si ces différentes conditions sont satisfaites, le travailleur bénéficie alors d’une option de compétence élargie dont l’opportunité sera fonction de la pertinence desdites règles nationales. 

Quelques mois plus tôt, l’article 6 du règlement Bruxelles I bis combiné à l’article 14 du code civil a conduit la Cour de cassation française à reconnaître à des réfugiés la possibilité d’attraire en France leur ancien employeur (Cass. soc. 29 juin 2022, n° 21-11.722 et n° 21-10.106). L’article 14 du code civil, lu au prisme de l’article 6 § 2, conduit à faire du domicile en France un chef de compétence à l’égard des défendeurs domicilié hors Union européenne.